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Antidépresseurs : enquête sur un inquiétant succès     
 Cécile Prieur    LE MONDE 12.11.04

L'explosion de la consommation de la "pilule du bonheur", depuis quinze ans, cache une sérieuse dérive. Prozac, Zoloft, Deroxat : ces traitements constituent la réponse quasi systématique au mal-être social. De plus en plus de psychiatres réclament une "rationalisation" de la prescription.
La "pilule du bonheur" serait-elle en train de trahir sa promesse ? Alors que l'usage des antidépresseurs a explosé, dans le monde occidental, depuis l'apparition du célèbre Prozac il y a plus de quinze ans, des interrogations naissent dans la communauté médicale internationale sur l'innocuité de ces molécules, notamment dans leur utilisation chez les enfants et les adolescents. En France, où la consommation d'antidépresseurs atteint des sommets, les psychiatres restent prudents, en se gardant bien de jeter la suspicion sur cette classe de médicaments qui a prouvé son efficacité dans le traitement de la dépression majeure chez l'adulte. Le corps médical reconnaît toutefois qu'il existe un réel "mésusage" des antidépresseurs, conséquence de leur trop grande banalisation : les petites gélules constituent désormais la réponse quasi systématique à toutes les expressions du mal-être social.

Apparus à la fin des années 1980, les antidépresseurs de la famille du Prozac, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS), ont rapidement supplanté les anciennes molécules traditionnellement administrées dans le traitement de la dépression. Plus maniables d'utilisation (une seule prise par jour), présentant moins d'effets secondaires (il n'y a pas de risque mortel en cas d'absorption massive), les ISRS ont vite fait figure de médicaments miracles. Soutenus par un marketing intense des laboratoires pharmaceutiques, ils se sont imposés avec facilité dans les feuilles de soins des médecins généralistes.

L'extension de leurs indications aux troubles obsessionnels compulsifs et surtout aux troubles anxieux n'a fait qu'accentuer cette évolution : à tel point qu'en dix ans les ISRS ont presque atteint les volumes de prescription des benzodiazépines (les anxiolytiques, comme le Valium), dont la consommation avait explosé dans les années 1970.

Les chiffres sont impressionnants : selon une étude publiée en janvier par le ministère de la santé, les ventes d'antidépresseurs ont été multipliées par 6,7 entre 1980 et 2001 en France, alors que les ventes globales de médicaments étaient multipliées par 2,7 pendant la même période. Quarante millions de boîtes ont été vendues en 2002, soit un coût d'environ 600 millions d'euros pour l'assurance-maladie. D'après une étude de la CNAM, 9,7 % des assurés sociaux, en majorité des femmes, ont obtenu le remboursement d'un antidépresseur en 2000, soit près d'une personne sur dix.

DÉRIVE

Les deux antidépresseurs phares de la classe des ISRS, le Prozac et le Deroxat, figuraient d'ailleurs, en 2001, parmi les dix médicaments les plus vendus dans le pays. Or, un rapport de l'Agence du médicament faisait apparaître, dès 1998, qu'un tiers de ces prescriptions étaient effectuées en dehors des indications de l'autorisation de mise sur le marché, le plus souvent pour des patients ne présentant aucun diagnostic psychiatrique caractérisé.

La question de la bonne utilisation des antidépresseurs se pose aujourd'hui aux spécialistes, qui reconnaissent l'existence d'une forme de dérive. "Il est probable que des gens qui vont très mal ne consultent pas, mais qu'en revanche, comme l'accès au médecin est hypertrophié dans l'expression de la plainte, les généralistes sont conduits à prescrire des antidépresseurs à des personnes qui ne présentent pas un état dépressif au sens clinique du terme", explique ainsi le docteur Alain Gérard, psychiatre libéral et expert auprès de l'Agence française de sécurité sanitaire et des produits de santé (Afssaps). "La question n'est pas une surconsommation des antidépresseurs, mais une "dysconsommation", renchérit le professeur Michel Lejoyeux, psychiatre à l'hôpital Bichat, à Paris. Il y a, d'un côté, beaucoup de personnes qui sont déprimées mais sous-diagnostiquées et, de l'autre, de nouveaux malades imaginaires, surmenés, fatigués, et qui vont consulter en mettant sur le compte de la dépression les difficultés de la vie."

Du côté des médecins généralistes, à l'origine de 90 % des ordonnances d'antidépresseurs, on s'agace d'être considérés comme les premiers responsables de l'explosion de la consommation. Médecin généraliste et coauteur, avec le docteur Alain Gérard, du Vidal de la santé psy (2004), le docteur François Baumann affirme que les antidépresseurs "remplissent le rôle, à court terme, que les patients attendent d'eux". "Les généralistes voient passer beaucoup de gens en souffrance psychosociale. Ces patients sont déprimés, très tristes, et ils veulent sortir de cette situation. Ils ont besoin de distanciation, de recul, et affirment aller mieux après avoir pris ce médicament, qui les remet sur les rails", décrit le docteur Baumann, pour qui les antidépresseurs sont "une forme de starter, qu'il faut ensuite associer à une psychothérapie".


"PAS D'ALTERNATIVE"

"Les généralistes n'ont pas d'alternative thérapeutique, ils subissent une véritable dictature du médicament, déplore le docteur Serge Rafal, généraliste attaché à l'hôpital Tenon et partisan des médecines douces. Le réflexe des médecins, c'est le diagnostic rapide, par manque de temps, et donc le traitement par antidépresseur. C'est une solution de facilité, mais c'est aussi l'option la moins chère pour le patient, comparé à un travail de thérapie long et coûteux."

Il n'est toutefois pas rare que l'effet miracle des gélules n'ait pas lieu. Dans son cabinet parisien, le docteur Sophie Bialek est consultée par une majorité de personnes sous antidépresseurs et pour qui "le médicament n'a pas résolu la question du malaise". Psychiatre-psychanalyste et membre de la Société pour l'action et la recherche en psychiatrie (SARP), le docteur Bialek déplore que la psychiatrie ait "abandonné une certaine retenue dans la prescription". "On privilégie aujourd'hui le repérage quantitatif de la maladie - dépression légère, sévère ou modérée -, au détriment d'un repérage qualitatif fondé sur la distinction clinique de la névrose et de la psychose." Or, affirme le docteur Bialek, de nombreux patients psychotiques sont confondus avec des déprimés et placés sous antidépresseurs, au mépris des complications, parfois graves (agitation, risque suicidaire), qui peuvent en résulter.

Aujourd'hui, face à l'ampleur de la consommation, la question du rapport bénéfice-risque des antidépresseurs et de leur coût pour la collectivité pourrait être posée. Et s'"il ne faudrait pas que la mauvaise utilisation transforme la molécule en mauvais médicament",selon l'expression du docteur Alain Gérard, les psychiatres plaident dorénavant pour " une rationalisation de la prescription, dans la même logique que pour les antibiotiques", explique le docteur Lejoyeux.

Reste qu'une frange importante de la population n'est pas près de renoncer aux bénéfices de ces molécules, aux propriétés stimulantes : "Les antidépresseurs ont aussi une action psychocomportementale vécue agréablement par des gens bien portants", écrivait, dès 1996, le professeur Edouard Zarifian dans son ouvrage Le Prix du bien-être (Odile Jacob). "Le présumé malade est en fait un malheureux, le médicament une substance procurant du bien-être, et le médecin le recours le plus facile et le moins onéreux pour un malheureux qui veut rester performant."

 

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Dernière modification : 8/01/05