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La
dépression, cette inconnue Vérités
et mensonges
L'Express du 24/02/2000 par Anne-Marie Casteret |
Est-elle vraiment la maladie du siècle? Des décennies d'innovations médicales, mais aussi de surenchères de l'industrie pharmaceutique ont conduit à tout mélanger : déprime, stress, coup de cafard et grave trouble psychique
La "dépression", le grand mot est lâché... Pour l'Organisation mondiale de la santé, la dépression est devenue un enjeu majeur de santé publique. Plus du tiers des humains seraient victimes de troubles dépressifs. Un fléau mondial. La France serait particulièrement concernée. Non seulement les suicides augmentent (plus de 12 000 par an), mais, en trente ans, le pourcentage de déprimés dans la population française aurait quintuplé. Estimé à 3% dans les années 70, il atteint 15% aujourd'hui, selon un récent rapport du Centre de recherche, d'étude et de documentation en économie de la santé (Credes). Paradoxalement, au même moment, de plus en plus de voix s'élèvent pour dénoncer l'abus de la consommation de psychotropes: 1 Français sur 10 y aurait recours. En 1996, déjà, le Pr Edouard Zarifian, psychiatre au CHU de Caen, lançait un cri d'alarme dans un rapport remis au ministère de la Santé. Il y dénonçait la médicalisation à outrance, la "psychiatrisation de l'existentiel" : en clair, on soigne des états d'âme avec des pilules. Un fourre-tout sémantique
Retour au début du siècle. Dans les asiles, les aliénistes empruntent à la géologie le terme de "dépression" - c'est-à-dire "abaissement", "enfoncement" - pour qualifier la "maladie de l'humeur" qui affecte certains de leurs pensionnaires, jusqu'à les faire sombrer dans la mélancolie. Aujourd'hui, on a oublié ce que pouvait être la mélancolie, cette "bile noire" héritée des médecins de l'Antiquité et qui transforme ses victimes en morts vivants. Il faut regarder les clichés photographiques de l'époque pour prendre conscience de cette souffrance : silhouettes immobiles, figées dans la prostration. Pour les tirer de cette mortelle torpeur, les psychiatres essaient quelques drogues et beaucoup d'agressions physiques : comas provoqués, bains glacés, décharges électriques, et surtout les fameux électrochocs. La technique est barbare, car appliquée sans anesthésie, mais elle se montre parfois remarquablement efficace. A côté de cette forme extrême de désespoir asilaire, les médecins de famille soignent les femmes languides, les hommes taciturnes, ceux qu'ils regroupent sous le terme de "neurasthéniques". Le XXe siècle naissant a le spleen, le blues ou le bourdon. Les drogues sont alors presque en libre accès. L'opium et ses dérivés, morphine, codéine, papavérine, sont présents dans de nombreux remèdes comme le laudanum ou l'élixir parégorique. La cocaïne entre dans la composition de pilules contre la toux ou l'asthénie. Les pharmaciens en font même des pastilles pour les enfants. Les cigarettes de Cannabis indica destinées aux asthmatiques finissent sur les lèvres des angoissés. Quant aux premiers barbituriques, Véronal et Gardénal - dont une publicité bon enfant vante les bienfaits - les femmes du monde leur ouvrent largement la porte du boudoir. Les pauvres, eux, se rabattent sur la boisson nationale: l'alcoolisme atteint des sommets entre les deux guerres. Et ce n'est pas tout. Un négociant italien a l'idée de fabriquer une décoction alcoolisée de feuilles de coca et de la vendre comme fortifiant: le vin Mariani connaît un succès international. La Faculté et... le pape recommandent chaudement ce merveilleux reconstituant. Benoît XV se promène avec à la ceinture une petite gourde dont il tire régulièrement une lampée quand les soins de son ministère deviennent par trop pesants. Le vin Mariani, noble remède, sera la seule boisson alcoolisée à sauter légalement la barrière de la prohibition aux Etats-Unis... Si les drogues ont été utilisées de tout temps et dans toutes les cultures pour apaiser la douleur physique mais aussi morale, cette déferlante de produits toxiques qui submerge les Années folles annonce un tournant dans l'histoire des toxiques: l'avènement de la chimie de synthèse. En isolant les principes actifs des stupéfiants, les chimistes ont fabriqué des produits beaucoup plus concentrés et puissants que les drogues naturelles. C'est l'apparition des premières toxicomanies et la multiplication des accidents mortels qui pousseront l'Etat à interdire progressivement l'introduction d'opiacés, de cannabis et de coca dans les denrées ordinaires. Seul l'euphorisant national - de la plus dangereuse des piquettes aux grands crus - reste en vente libre. Chez les médecins, le conseil de l'ordre décide, en 1956, de réglementer l'usage des stupéfiants, de les classer en fonction de leur dangerosité et d'en limiter strictement la prescription grâce au carnet à souches. Classées, répertoriées, cadenassées derrière le double sas du médecin et du pharmacien, les drogues sont devenues des médicaments. Et les "neurasthéniques" prennent le chemin du cabinet médical. "Bien plus efficace que les électrochocs" Premier acte. Au début des années 50, Henri Laborit, anesthésiste attentif et curieux, remarque les propriétés apaisantes de l'une des substances anti-allergiques qu'il utilise dans ses cocktails médicamenteux. Il propose à la firme Rhône-Poulenc de tester la chlorpromazine sur les grands agités. Intuition géniale: la molécule se révèle un puissant anti-hallucinatoire, qui, sous le nom commercial de Largactil, va devenir, en 1952, le grand médicament des psychoses délirantes. Deuxième acte. En Suisse, Ciba-Geigy cherche à synthétiser des dérivés originaux du Largactil et les confie systématiquement aux psychiatres pour les tester. Un beau jour, l'un de ces dérivés se révèle non pas antidélirant, comme on aurait pu s'y attendre, mais très euphorisant. "Ce fut un petit miracle. Les psychiatres ont vu les mélancoliques ressusciter, raconte le Dr Jean Thuillier, pharmacologue. Ils disaient : "C'est bien plus efficace que les électrochocs.'' C'était vraiment la révolution. Des malades qui vivaient à l'asile depuis des années sont rentrés chez eux." Le "stress" débarque en Europe "Ils ont permis de mieux comprendre la maladie, explique Jean-Pierre Olié, psychiatre à Sainte-Anne. On s'est aperçu qu'elle comportait deux pôles. Côté face : la tristesse, l'inhibition. Côté pile : l'anxiété, l'angoisse. Les antidépresseurs sortaient le malade de son abattement, mais ils pouvaient alors majorer l'anxiété et provoquer une surexcitation, voire une crise de violence. Il fallait donc surveiller étroitement le traitement pour éviter les accidents." La dépression est donc bien un trouble pathologique qui peut être guéri par certains médicaments et dont il faut découvrir les mécanismes intimes. Les neurobiologistes se penchent sur le plus petit commun dénominateur de la pensée, le neurone. Ils découvrent les neuromédiateurs, micronavettes qui traversent inlassablement les synapses pour transmettre l'information d'un neurone à l'autre. Dopamine, sérotonine, noradrénaline semblent jouer un rôle essentiel sur l'humeur. Les substances qui font baisser la concentration en neuromédiateurs peuvent déclencher une dépression ; celles qui l'augmentent provoquent une euphorie, voire une surexcitation. "On a compris ainsi a posteriori pourquoi il régnait une atmosphère de béatitude dans les sanatoriums autrefois, raconte le Pr Edouard Zarifian. Certains médicaments contre la tuberculose augmentaient la concentration cérébrale en neuromédiateurs." C'est par ce même mécanisme que Tofranil, Anafranil et Imao
se montrent efficaces. Pour les psychiatres, les découvertes de
la neurobiologie renforcent l'idée de "dépression-maladie"
avec ses troubles physiques, ses anomalies biologiques et ses traitements.
Sans états d'âme donc, ils apprennent à associer antidépresseurs
et calmants pour soigner les deux pôles de la maladie. En dépit
de quelques dramatiques accidents, ils obtiennent de francs succès. D'ailleurs, au début des années 60, "dépression" est encore un mot rarement prononcé dans le cabinet de consultation. "Nous commencions à voir beaucoup de femmes qui se plaignaient de maladies psychosomatiques, se souvient le Dr Leberre, ancien généraliste en banlieue parisienne. Mais l'accent était mis sur la fatigue, le mal de dos, les insomnies, les horaires épuisants et les jambes lourdes. Elles se disaient plutôt anxieuses, pas dépressives." Les Trente Glorieuses commencent sur les chapeaux de roue. Superproduction,
cadence infernale, travail à la chaîne, urbanisation... le
"stress", né aux Etats-Unis, débarque en Europe.
Les journaux féminins, les films, les médecins, les psychologues,
tous dénoncent ce fléau de la vie moderne. Insomnie ? C'est
le stress. Ulcère ? Le stress. Mal de dos ? Le stress. Divorce,
fatigue, cancer ? Le stress. Les jeunes veulent planer, les chanteurs
de West Side Story chuchotent "Keep cool". L'industrie pharmaceutique
les prend au mot. En 1965, les laboratoires Roche offrent au monde le
Valium. Le Valium, sa sérénité, son calme, sa détente...
Les benzodiazépines, ces nouveaux tranquillisants qui relèguent
au panier les vieux barbituriques, s'avancent triomphalement sur le devant
de la scène. Le Valium est efficace: en quelques minutes, il atténue
l'anxiété et détend les muscles crispés. Il
est facile à utiliser. Les spécialistes l'ont testé
à l'hôpital, ils sont contents, ils le disent. C'est la première
grande campagne publicitaire pour un médicament. La presse spécialisée
accorde une large place à ce remarquable tranquillisant. Le laboratoire
ne lésine ni sur les conférences ni sur les publicités
professionnelles. Mais il va faire mieux. La réputation du Valium
quitte bientôt les circuits médicaux pour atterrir dans la
presse grand public : "Keep cool". Valium, le nom plaît.
Des chats, des chiens, des chevaux de course, des voiliers s'appellent
Valium. Et les femmes réclament du Valium à leur généraliste.
Et celui-ci, fort du discours univoque du spécialiste et des visiteurs
médicaux, n'a plus du tout peur de prescrire des calmants. Il boude
donc toujours les antidépresseurs mais adopte les tranquillisants. En 1985, vingt ans après la naissance du Valium, les benzodiazépines atteignent, en France, un chiffre de vente de près de 2 milliards de francs. Mais l'enthousiasme est bien retombé. Oui, tranquillisants et somnifères ont permis à des millions de personnes de soigner une anxiété devenue paralysante, de passer un cap insupportable. Mais ils ont aussi provoqué somnolence, indifférence, troubles de la mémoire et, surtout, dépendance. On ne compte plus le nombre de patients qui sont devenus des consommateurs captifs. Des associations se créent pour permettre à ces accros de se désintoxiquer et pour attaquer les laboratoires pharmaceutiques, accusés d'avoir caché les dangers d'accoutumance. Mais il y a plus grave. L'utilisation massive de Valium, de Temesta, de Lexomil a eu d'autres effets pervers. En ne repérant pas les authentiques dépressifs, en ne leur prescrivant, comme aux simples anxieux, que des tranquillisants, certains médecins ont aggravé leur inhibition. La pilule du bonheur se lève à l'horizon Côté jardin : Eli Lilly inaugure une nouvelle stratégie
marketing. Passant par-dessus la tête des spécialistes et
des généralistes, le service communication de la firme s'adresse
directement aux journaux grand public pour assurer la promotion du Prozac,
baptisé : "Bye bye blues". Témoignage de "miraculés",
exposé scientifique par les grands professeurs qui ont testé
la molécule, et la promesse implicite : "Avec quelques francs
par mois, vous changez de vie." Plus de tristesse, plus d'idées
noires, plus de passages à vide, plus de deuil, plus de perte,
plus d'arrêt sur image, en somme. Dix ans plus tard, le Prozac est
le troisième médicament le plus vendu au monde: 16,5 milliards
de francs pour l'année 1998. Qu'est devenue la dépression? D'autant plus absurde que certaines études comparant les divers traitements ont montré que seulement 60% des dépressions réagissaient aux antidépresseurs et 40% à un placebo. Ce qui a fait dire à un chercheur américain: "Si ce que guérit l'antidépresseur s'appelle une dépression, comment appeler ce que guérit le placebo?" Une boutade qui devrait enchanter tous ceux, sociologues et psychanalystes, qui dénoncent violemment l'incroyable arrogance avec laquelle certains neurobiologistes ont cru ainsi venir à bout de la détresse humaine. Leur discours n'est parfois guère plus subtil que celui qu'ils dénoncent. Ecarter d'un revers de main le progrès immense que représentent tranquillisants et antidépresseurs, c'est nier la réalité de la souffrance psychique. Traduire celle-ci en termes purement chimiques, c'est, comme le résume joliment Elisabeth Roudinesco, "proposer à la place des passions le calme, à la place du désir l'absence de désir, à la place du sujet le néant, à la place de l'histoire la fin de l'histoire". Ainsi, au fil du temps, et après un siècle de tutelle médicale, la dépression est-elle devenue le paradigme de son époque. Elle est atteinte du complexe de l'ogre: à elle seule, elle a fini par absorber toutes les expressions de la souffrance psychique. Alors on dit d'elle n'importe quoi. On déclare qu'elle ne cesse d'augmenter. Comment le sait-on, par rapport à quelle époque, avec quelle définition et quelles statistiques ? On déclare qu'elle est la rançon de la trépidante vie urbaine. Pourquoi se suicide-t-on donc dans les campagnes ? On répète que jamais les Français n'ont consommé tant de psychotropes. Le vin Mariani, les cigarettes au cannabis n'étaient-ils pas des psychotropes ? Ce qui a changé, ce n'est pas le malheur intime, les deuils, les mues douloureuses, la recherche inlassable de l'euphorisant universel. Ce qui a changé, c'est que l'homme du XXe siècle a tout bonnement cru pouvoir maîtriser la souffrance psychique, l'une des conditions de son évolution. Ce qui a changé, c'est qu'en ce tournant du XXIe siècle un vocabulaire d'épicier préside au traitement de la douleur morale. Dans les articles de vulgarisation médicale, le Prozac est devenu "le Viagra de la déprime". Tout un programme. |
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